À propos de Quentin Dupieux

Qu’il assure ou non, dans la musique ou au cinéma, Quentin Dupieux est avant tout un expérimentateur. Il fut l’un des premiers, sur Rubber, à utiliser le Canon EOS 5D Mark II au cinéma, l’appareil lui permettant plus de mobilité, plus d’audace dans sa manière de filmer. Certains plans, comme ceux au ras du sol, à hauteur de pneu, n’opéraient que mieux. Avec Wrong (), il teste un nouveau prototype, la caméra HD-Koi. Les avancées techniques semblent constituer pour Dupieux un terreau de possibilités nouvelles. Les tournages sont moins chargés et il occupe lui-même plusieurs fonctions. En étant ainsi un peu tout à la fois, Dupieux pose des barrières au sein même de son cinéma. En effet, lorsqu’il s’autoproclame cadreur ou monteur, il restreint son film à son seul regard. L’œil du cadreur, pareil à celui du monteur, est nécessaire, indispensable même. Prendre du recul et se montrer prudent, voilà les règles à suivre pour ne pas devenir bientôt aussi arrogant et mégalo qu’un Vincent Gallo.

Au commencement : un film qui n’en est pas un

En commençant sa carrière de réalisateur en faisant un film qu’il revendique comme n’en étant pas un, Dupieux, dès le début, fait état de ce à quoi ressembleront ses productions : des phénomènes rares et inégaux. Quoiqu’on pense de lui et de ses œuvres, Dupieux a au moins l’avantage de faire débat et d’amener les gens à argumenter autour de lui. Et pas seulement les critiques. Discuter de Quentin Dupieux avec le public est une chose passionnante. Et même si l’artiste aimerait nous laisser indifférents, c’est loin d’être le cas et tout ce que chacun a à dire sur lui dépasse le simple fait établi et sans valeur du « J’aime / J’aime pas ».

Non film () est né d’un caprice d’enfant gâté. À l’époque, j’avais gagné beaucoup de fric avec la musique. J’avais des millions sur mon compte et c’était l’angoisse. Donc l’idée de faire un film était un moyen drôle de dépenser l’argent. Ça donnait une comédie plutôt marrante avec un mode de narration et une manière de filmer totalement hideuses, grâce à une caméra 16mm qui pèse le poids d’un caméscope. On tournait les scènes dans l’ordre chronologique et plus je filmais, plus ça donnait n’importe quoi. Ça s’appelait Non film donc je ne voulais pas que ça ressemble à un film. Pas de montage, pas de musique, pas de son rajouté en post-prod. voir note de bas de page 1

Nombreux sont les films sur un tournage en train de se faire. D’année en année, la mise en abyme cinématographique semble toujours plus que nécessaire. Le Mépris (Jean-Luc Godard, ), 8 ½(Federico Fellini, ), La Nuit américaine (François Truffaut, ), Ça tourne à Manhattan (Tom DiCillo, )… Ne rabâchons plus tous ces films que chaque cinéphile a vus, revus et analysés. Dupieux fustige une certaine tendance du cinéma français au sein duquel, pour lui, il ne se passe sûrement pas grand-chose. Il en a marre, de tous ces acteurs qui semblent déclamer leur texte, et il leur préfère les acteurs qu’il met lui-même en scène dans son Non Film, frais et spontanés. Ou complètement abrutis et décontenancés, au choix. Ces acteurs et personnages errent au sein d’un paysage désertique (qu’on retrouvera dans les autres films de Dupieux), ne sachant ni que dire ni comment le dire. Certains ont peur du naturel tandis que d’autres s’expriment sans réfléchir. À voir tous ces balourds traîner dans le champ, on pourrait croire qu’ils n’ont jamais entendu parler de cinéma. La régisseuse n’hésite pas à servir une louche de purée sur le scénario (le message, s’il y en a un, est clair). Personne ne sait comment fonctionne un tournage et tout le monde a l’air de n’en avoir rien à faire. Le dispositif de départ qui ressemblait à un making of se transforme vite en match d’improvisation. Très vite, l’équipe n’a même plus de caméra pour tourner.

Dès ses débuts, Quentin Dupieux invite à tout sauf à l’analyse. Essayer de raisonner son cinéma, c’est déjà le compromettre. Dans ce Non Film, il ne se passe rien. Comme dans le reste du cinéma français, semble-t-on penser. Avec Steak (), il laissera entrevoir un possible renouvellement, qui ne durera qu’un temps.

Détours critiques : à propos de Steak

S’il y a donc bien un film dont on doit ici discuter et qui a suscité un grand nombre de débats à sa sortie et bien après, c’est Steak. Un auteur incompris est né avec ce film méprisé. Il fut le malheureux témoin de ces idées toutes faites du clivage, qui n’a pas lieu d’être, entre cinéma populaire, commercialisé et cinéma d’auteur. Le malentendu majeur a concerné les horizons d’attente du public : le film d’auteur fut avant toute autre chose présenté comme une comédie à la Éric & Ramzy. À l’annonce du film, un certain public s’est senti visé, celui aimant les comédies avec le célèbre duo d’humoristes (on pouvait entendre, de la bouche de ceux qui l’attendaient, qu’il s’agissait du « nouvel Éric & Ramzy »). Le spectateur avait donc, d’ores et déjà, produit sa propre attente. Peu nombreux étaient ceux qui s’attendaient à un film « singulier », d’un artiste particulier, Quentin Dupieux. L’en-tête de l’affiche promo titrait, à coups de couleurs et de caractères grossièrement rouges : « La nouvelle comédie avec Éric & Ramzy », les deux acolytes étant bien plus vendeurs que le seul Dupieux. On pouvait lire dans Libération :  Échaudé par l’accueil méprisant réservé à leurs dernières incursions cinéma (Double Zéro et Les Daltons), le duo comique Éric & Ramzy et leur distributeur Studio Canal ont préféré ne pas montrer ce nouveau film au-delà d’une certaine presse magazine ciblée  voir note de bas de page deux En misant beaucoup sur le duo d’acteurs, ils ont pourtant ciblé la presse qui allait le moins comprendre le film…

Effectivement, la promotion du film a été extrêmement restreinte. Il n’y a pas eu de projection de presse organisée (450 copies du film ont pourtant été tirées). Citons les propos tenus dans la critique de L’Humanité, propos qui parlent d’eux-mêmes :  Avouons-le tout de go : nous n’avons pas vu le film. Au lieu de nous le montrer, l’attaché de presse nous a envoyé un dossier informatif accompagné d’un DVD contenant des extraits du film. C’est donc une œuvre dangereuse, à ne pas mettre sous tous les yeux  voir note de bas de page 3 Ainsi que dans la critique de Libération :  À Libé, nous n’avions d’ailleurs reçu qu’un dossier de presse, mais une main généreuse, passant outre ce filtrage marketing, a déposé opportunément un DVD du film sur notre bureau  voir note de bas de page 4.

Un groupe de personnes assis autour d’un feu pour un picnic
Les Chivers, extrait du film Steak

Un grand nombre de critiques négatives ont été formulées à l’encontre du film lors de sa sortie en salles, qu’il s’agisse du public ou de la presse. Avis négatifs d’où semblait surgir une sensation commune : la confusion, l’incompréhension. Ainsi un grand nombre de critiques, plus ou moins argumentées, se sont succédé. Le Journal du dimanche qualifia le film d’ ovni cinématographique, qui se veut une comédie grinçante, mais ne fait pas rire voir note de bas de page 5. La critique continua à s’attacher à la façon dont on lui a vendu le film et à ce qu’il en est vraiment, un peu manière de dire  On nous a dit qu’on allait rire et on n’a pas ri . Comme si le film (car, dans ces critiques, il est toujours question du film ou d’Éric & Ramzy et très peu, ou pas du tout, de Quentin Dupieux) ne remplissait pas le contrat de la comédie telle qu’on la connaît (le film a appelé un public de masse) et telle qu’on l’attend. Le film est qualifié de  grand n’importe quoi , d’ ovni cinématographique  voir note de bas de page 6 ou encore de  drôle de film inclassable  voir note de bas de page 7. Le malentendu régnait en maître. Il s’agissait de constatations, concrètes et légales, mais non justifiées, pas argumentées. Cette singularité d’auteur semble difficile à définir par l’ambiguïté qu’il pose avec le genre auquel il se prête et que le spectateur ne reconnaît pas dans son caractère convenu : en jouant des codes et conventions du genre, le cinéaste y appose sa marque d’auteur. Nous pouvons aussi évoquer le cas de la revue Les Inrockuptibles qui s’est vue publier une critique négative lors de la sortie du film en salles pour, quelque temps plus tard, à la sortie du film en DVD, effectuer une sorte de retournement en publiant une nouvelle critique, cette fois positive, de Steak. Dupieux l’a lui-même constaté :  Généralement, quand Éric et Ramzy font un film, il est obligatoirement considéré comme une merde et on leur chie à la gueule. Les tocards des Inrockuptibles qui ont toujours l’impression d’être en avance sur tout alors qu’ils ont juste cinq ans de retard ont défoncé le film pour des motifs de ce genre. Sur le moment, j’ai trouvé ça génial. Ils défendent n’importe quel truc que réalise Michel Gondry parce que c’est hype et là, parce que c’est un film avec Éric et Ramzy, c’était forcément de la merde  voir note de bas de page 8.

S’est alors posée la question : film d’auteur vs. Éric & Ramzy, qui reconnaît l’auteur ? Le film joue ainsi justement sur cette relation entre cinéma d’auteur et cinéma commercial, en rejetant ce clivage pourtant encore présent aujourd’hui (la façon dont le film a été reçu en est une preuve évidente) : Très grossièrement, depuis la Nouvelle Vague, s’est installé en France un cinéma à deux vitesses, les deux secteurs étant d’ailleurs aidés par l’État : d’un côté le cinéma dit commercial, […] de l’autre le cinéma d’auteur  voir note de bas de page 9, le premier se rapportant à la notion de genre. Or,  on ne saurait évacuer la question des relations entre genre et auteur en opposant œuvres de genre et œuvres d’auteur et en rapportant les premières à une production industrielle entièrement gourvernée par la sérialité, les secondes à une création artistique totalement libérée des contraintes du milieu social et cinématographique  voir note de bas de page 10. Dans une même perspective, Stéphane Delorme et Jean-Philippe Tessé dans Les Cahiers du Cinéma, écrivaient qu’il serait idiot de jouer l’auteur contre les acteurs  voir note de bas de page 11. Effectivement, il ne s’agit plus de penser ce que représentent Éric & Ramzy d’un côté et ce que représente Quentin Dupieux de l’autre, mais voir ce que tout ça donne melé, entre ces deux façons de faire du cinéma qui paraissent concurrentes, mais qui finalement ne le sont pas.

deux hommes tentent de forcer l’ouverture d’une voiture
Sébastien Tellier et Éric Judor

Un des paradoxes occasionnés par le film est l’engouement qu’il a suscité de la part d’un certain public et d’une certaine presse spécialisée habitués à défendre un cinéma d’auteur. Ainsi le Steak de Quentin Dupieux fut longuement applaudi par la critique de Libération et des Cahiers du Cinéma, pour s’en tenir à ces exemples :  Steak est grosso modo une comédie mais strictement un film d’anticipation  voir note de bas de page 12  On pouvait craindre une daube sans nom, et on se retrouve avec un film profondément atypique. […] La curiosité suscitée par Steak tient en priorité à celui qui le signe, Quentin Dupieux  voir note de bas de page 13. S’ensuit une partie de l’article de Libération consacrée à la présentation de l’auteur Quentin Dupieux. Représentatives d’une prise de position contraire, celle qui défend le film de Dupieux, ces critiques mettent à jour des points sur lesquels ne semblaient pas s’étendre les autres avis qui se voulaient négatifs, c’est-à-dire sur l’univers singulier de Dupieux lui-même :

Je me souviens que deux jours avant la sortie du film, on avait fait une avant-première spéciale entre copains où quelques journalistes s’étaient glissés. Pour présenter le film, j’ai dit en déconnant au micro que j’avais inventé un nouveau genre : le navet conceptuel sinistre. Un critique du Parisien présent dans la salle avait noté ça et l’a ressorti texto dans son papier. J’ai trouvé ça hallucinant. Cependant, on a eu Libération qui nous a soutenus en faisant deux pages sympas pour ouvrir leur cahier cinéma du mercredi. Le papier était super bon et ça me faisait rire de voir Éric et Ramzy en pleine page d’un journal qui préfère d’ordinaire encenser les films d’auteur provenant de l’autre bout du monde. Les Cahiers du Cinéma ont défendu le film aussi alors qu’on ne leur avait rien demandé. Ils sont allés voir le film en salles avec de vrais spectateurs comme tout le monde car ils n’avaient pas été invités à cette avant-première. voir note de bas de page 14

Dans cette optique-là, ce sont la critique et le public qui consacrent le film, en ignorant ou non l’auteur. Pourtant, Dupieux et son film détournent le caractère social ainsi que les idées reçues et les différentes réceptions du film sont bien là pour le prouver. Le fait est qu’il semble encore plus difficile de considérer un auteur qui, outre d’autres productions diverses (clips, musique,…), n’avait réalisé jusqu’à Steak qu’un seul long métrage de cinéma. Dupieux, avec Steak, se déleste de toute prétention d’auteur en jouant justement sur des critères génériques et commerciaux qui trompent alors une partie des récepteurs mais qui ne font que l’affirmer dans un style qui lui est particulier et auquel on ne peut rien comparer.

Filmographie de Quentin Dupieux

Au cours de sa carrière, les profits des films de Quentin Dupieux n’ont cessé d’augmenter. Au niveau mondial, ses films ont accumulé 241 441 250 dollars US pour un investissement de 79 000 000 de dollars US

Les autres films de Quentin Dupieux
Films Budget Box Office
USA France Mondial
Nonfilm 7 000 000$ 560 069$ - -
Steak 20 000 000$ 17 105 219$ 4 562 entrées -
Rubber 21 000 000$ 52 364 010$ 300 513 entrées 71 441 250$
Wrong 31 000 000$ 59 073 773$ 1 425 531 entrées 170 000 000$
Totaux 129 238 482$ 1 729 398 entrées 241 441 250$

Notes

Note 1
Romain Le Vern, Steak En DVD : Retour Avec Quentin Dupieux, LCI,
Note 2
Didier Péron, Steak dare dare, Libération,
Note 3
Vincent Ostria, L’Humanité,
Note 4
Voir note 2
Note 5
B.T., Mauvaise carne, Le Journal du Dimanche,
Note 6
Ibidem
Note 7
Télérama,
Note 8
Voir note 1
Note 9
Steven Bernas
L’auteur au cinéma, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels »,
Note 10
Raphaëlle Moine
Les Genres du cinéma, Paris, Armand Colin, « Armand Colin Cinema »,
Note 11
Stéphane Delorme, Jean-Philippe Tesse
« À point », Cahiers du Cinéma, n° 625, , p. 35-36.
Note 12
Ibidem
Note 13
Voir note 2
Note 14
Voir note 1